La stratégie indirecte: de Charles XII à aujourd'hui
On parle communément de conflit asymétrique pour décrire un affrontement du faible contre le fort. Ce genre de conflit a émaillé l'histoire humaine et a souvent révélé, par des victoires inattendues, une autre dimension du rapport de force.
Dans ce cadre la stratégie indirecte est cet art qui consiste a faire surgir la force de la faiblesse.
La bataille de Narva racontée par Voltaire dans Histoire de Charles XII, roi de Suède illustre de la façon la plus simple ce que peut être une stratégie indirecte:
En 1700, près de là où a été bâtie Saint-Pétersbourg quelques années plus tard, 8 000 suédois ont infligé une défaite totale à une armée de 80 000 à 100 000 russes (moscovites), bien mieux équipés qu'eux et retranchés dans un camp fortifié. Le rapport de force était donc de 1 contre 10, voire plus inégalitaire encore. La victoire était inconcevable. (1)
La stratégie du jeune roi suédois était fort simple: du courage, de l'audace, voire de l'inconscience.
Après avoir écrasé un petit corps avancé de l'armée russe, il fonce, sans tergiverser, sur les fuyards, qui le mènent à un autre camp russe puis un troisième, puis le camp fortifié de Narva dans un même élan. Les fuyards créent un tel mouvement de panique que la moitié du camp fuit au premier coup de canon vers la rivière de Narva où beaucoup se noient et l'autre moitié se rend, en n'ayant presque pas combattu. 30 000 soldats russes posent les armes devant quelques milliers de suédois qui seront obligés de les renvoyer, ne pouvant pas les prendre en charge.
Voltaire explique que le vent et la neige que les russes avaient dans les yeux les avaient empêchés de voir le petit nombre des suédois.
Cet exemple historique montre que tous les pronostiques peuvent être déjoués. Les joueurs le savent. Il montre aussi comment une victoire a priori insignifiante, celle sur le premier corps avancé, a pu être transformée en une victoire totale avec une recette simple: foncer. Une victoire doit servir de tremplin à une autre et ainsi de suite. Il me semble qu'il y a là de quoi réfléchir sur les questions de stratégie.
Le mouvement social a suivi malheureusement une stratégie exactement inverse suites à ses dernières victoires, celles contre le CPE ou Darcos. Au lieu de s'en servir comme un tremplin vers d'autres luttes victorieuses, il s'est empressé de les critiquer : "on a pas été écoutés", "on voulait le retrait de la loi sur l'égalité des chances", "on voulait l'abolition du salariat", etc. La surenchère étant constante dans certains milieux, on est même allé jusqu'à voir ces victoires comme un échec cuisant!
Effectivement, seule une tendance très minoritaire du mouvement se bornait à ne revendiquer uniquement le "retrait du CPE". Les listes de revendications qui fleurissaient dans les AG étaient interminables. Cette tendance très minoritaire était d'ailleurs totalement absente (ou presque) des AG, des comités de lutte, des manifestations et des actions menées alors contre le gouvernement. Ce n'est donc que paradoxalement que cette victoire lui a été attribuée, bénéficiant du fait que les principaux acteurs du mouvements étaient trop occupés à se diviser entre eux sur les raisons de leur défaite qui n'en était pourtant pas une. Au lieu de simplement poursuivre le mouvement comme il avait commencé et sans tergiverser vers une victoire totale.
Bien sûr que foncer ne suffit pas et que la réflexion est essentielle mais cette réflexion ne doit pas conduire à nous diviser et à casser notre élan. Au contraire, nos idées et nos justes revendications peuvent jouer le rôle de ces flocons de neige qui ont aveuglé les russes à Narva.
Et plus il y a de flocons et de vent pour les porter, mieux c'est.
(*) Voir l'article de Wikipedia La bataille de Narva.